Sécurité
6.06.2022

« Pour l’heure, le rapport entre les gains territoriaux, les pertes et les sanctions est très défavorable à la Russie »

Après bientôt cent jours de guerre en Ukraine, quelles sont ses conséquences géopolitiques et géo-économiques ? Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations internationales a répondu à vos questions dans un tchat.

« Pour l’heure, le rapport entre les gains territoriaux, les pertes et les sanctions est très défavorable à la Russie »

Les dirigeants des Vingt-Sept ont trouvé un accord lundi 30 mai : ce sixième paquet de sanctions européennes comprend aussi l’exclusion de trois banques russes du système financier international Swift, dont Sberbank, principal établissement du pays, et il prévoit un élargissement de la liste noire de l’Union européenne (UE) à une soixantaine de personnalités, dont la tête de l’Eglise orthodoxe russe, le patriarche Kirill.

Thomas Gomart, historien et directeur de l’Institut français des relations internationales (IFRI), a répondu aux questions de lectrices et lecteurs du Mondesur la situation en Ukraine, cent jours après le début de l’offensive russe, le 24 février.


Loamr : Doit-on s’attendre à la réapparition du « rideau de fer », tel que nous l’avons connu après la deuxième guerre mondiale ?

Non, pas sous la même forme avec un mur, mais il faut s’attendre à une Russie durablement isolée sur le continent européen.

Citoyen européen : Compte tenu de l’attitude de la Russie de Poutine, temps que ce dernier sera au pouvoir, la Russie ne va-t-elle pas se transformer en Corée du Nord du côté de l’Occident avec des échanges économiques et diplomatiques quasi nuls ?

La Russie est en passe d’être déconnectée du versant occidental de la mondialisation, qui en compte d’autres. Le parallèle avec la Corée du Nord n’est pas pertinent compte tenu de la géographie du pays, de sa tradition diplomatique et de son empreinte économique : la Russie veut continuer à exporter ses ressources.

Sharpei : Quels gains réels la Russie peut-elle se prévaloir dans cette guerre, excepté celle de la territorialité qui est assez limitée car elle ne fait qu’entériner l’accès sur une mer fermée qui est déjà effective ?

Pour l’heure, le rapport entre les gains territoriaux, les pertes et les sanctions est très défavorable à la Russie, qui mène une guerre coloniale anachronique. Son ambition est de couper l’accès à la mer Noire de l’Ukraine pour réunir de vieilles terres de l’empire russe et poursuivre ainsi ses chimères impériales.

Ju : La flambée des prix de la plupart des matières premières, conséquence directe de la guerre en Ukraine, impacte tout autant la Russie que l’Europe. Poutine et la Russie ont-ils les reins assez solides pour tenir dans le temps alors que la grogne monte dans nos pays à cause du pouvoir d’achat ? Joue-t-il l’usure ?

Economie de rente, la Russie bénéficie mécaniquement de prix élevés du pétrole. Par ailleurs, elle est active au sein de l’Opep + en dialoguant avec l’Arabie saoudite depuis plusieurs années. Pour l’heure, la hausse des prix fait surtout ressentir ses effets sur les économies européennes en provoquant le retour de l’inflation. Elles doivent trouver des solutions de rechange au pétrole et, surtout, au gaz en provenance de Russie. Pour cette dernière, les effets se verront après l’été avec, notamment, des capacités d’investissement très réduites.

Alex : Je m’interroge sur les enjeux autour de la mer Noire. Ils apparaissent comme importants pour la Russie, pour son accès à la Méditerranée ? Mais la Turquie n’en a-t-elle pas le contrôle et le pouvoir de bloquer toute manœuvre Russe ?

La mer Noire est un espace stratégique, toujours sensible. C’est par elle que les théâtres ukrainien et syrien sont reliés. Membre de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), la Turquie est garante de la convention de Montreux (1936), qui prévoit les conditions de passage des bâtiments de guerre par le détroit du Bosphore. Pour la Russie, la maîtrise de la mer Noire est un enjeu depuis l’entrée de la Bulgarie et de la Roumanie dans l’OTAN dans sa stratégie d’accès au Moyen-Orient. Elle veut être considérée comme la puissance dominante sur cette mer.

Lucas : Quelles seraient les conséquences démographique et économique d’une prise totale du Donbass par la Russie ? Et quelle est la situation au sujet de la Transnistrie actuellement ?

La particularité de cette guerre est d’opposer deux pays en crise démographique. Vladimir Poutine a fait de la démographie un objectif politique de ses mandats successifs. Et l’annexion de la Crimée en 2014 a permis d’ajouter plus de deux millions de personnes à la population de la Fédération de Russie. Dans une logique territoriale classique, la Russie pense renforcer sa puissance en annexant des territoires et en faisant des additions de populations. Des troupes russes sont présentes en Transnistrie depuis 1991, fragilisant la Moldavie et menaçant la Roumanie. Odessa se trouve à une soixante de kilomètres de là… et Moscou pourrait rechercher une forme de continuité territoriale.

Julienne : Peut-on connaître les objectifs (indépendamment de la souveraineté des Etats) poursuivis par l’OTAN dans son extension vers l’Est après la disparition de l’URSS ?

Après la chute de l’URSS, l’OTAN a dû trouver une nouvelle raison d’être. Elle s’est posée comme la principale organisation politico-militaire sur le continent, pendant que l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) se concentrait sur la maîtrise des armements. Son extension vers l’est ne peut se comprendre sans l’élargissement de l’URSS des pays rejoignant les structures dites « euroatlantiques » pour quitter l’influence historique de Moscou. Sur un plan stratégique, il s’agissait de prendre des positions en Baltique et en mer Noire dans une logique d’accès au Moyen-Orient. N’oublions pas que l’intervention britannico-américaine en Irak, à laquelle Moscou, Paris et Berlin se sont opposés, est antérieure à l’élargissement de 2004.

Demonstrators hold posters outside the EU summit in Brussels, Belgium, Thursday, March 24, 2022. The European Union preserved a sense of rarely seen unity through four rounds of unprecedented sanctions against Russia over its invasion of Ukraine but the 27 leaders have faced division on the biggest issue of all: energy. (AP Photo/Valentin Bianchi)


Chad : Au vu du contexte, est-ce que la Chine n’est pas en train de gagner à tous les niveaux avec, quoi qu’on en dise, une déstabilisation a minima de l’Europe et une Russie qui sera obligée de lui manger dans la main, tout en se positionnant comme la force dominante d’un monde de plus en plus polarisé et opposé à ce qu’on appelle « l’Occident » ?

La guerre d’Ukraine illustre à la fois la solidité et les limites du partenariat sino-russe. Même s’il cherche à apparaître « neutre » sur le plan diplomatique, Xi Jinping ne dissimule pas sa proximité avec Vladimir Poutine. A court terme, la Chine n’a pas intérêt à voir une économie mondiale trop profondément affectée par la guerre d’Ukraine. Il est certain que cette guerre renforce indirectement le rôle de la Chine et des Etats-Unis, et entraîne une perte d’influence à l’échelle globale de l’UE de la Russie.

Etiec53 : Pourquoi les dirigeants occidentaux sont-ils si réticents à livrer certaines armes à longue portée (Himars, MLRS, avions de chasse…) ?

En la matière, il faut distinguer les livraisons faites par les Etats-Unis et celles faites par les pays européens, qui sont limités par leurs stocks. Cela me semble fondamental et renvoie à la question précédente sur les intentions actuelles et futures de l’administration américaine. Les Occidentaux veulent rester dans une stratégie indirecte de légitime défense collective face à l’agression de la Russie.

Coco : On disait que la déconnexion de Swift était une « arme nucléaire économique ». Depuis, que s’est-il passé concrètement côté russe ?

La Russie s’était préparée à une possible déconnexion du système Swift avec son propre système « Mir » étendu à quelques pays. Le vrai sujet réside dans l’accès de la Russie au dollar, qui est la clé de voûte des sanctions. Sera-t-elle en mesure d’honorer ses engagements en dollars dans les mois qui viennent ?

BBQRaf : L’invasion russe de l’Ukraine fut justifiée, entre autres, par la possibilité de la voir intégrer l’OTAN. Qu’en sera-t-il de la réaction russe face à l’adhésion possible de la Finlande et de la Suède ?

Cette adhésion renforce la cohérence entre l’UE et l’OTAN pour les questions de sécurité. C’est un revers stratégique pour la Russie, qui doit reconsidérer les modalités de sa présence en mer Baltique. Cela contribue à l’isoler davantage.

Fdm_7777 : Quelle est la conséquence prévisible pour UE à moyen ou long terme de découplage énergétique euro-russe ?

C’est une rupture historique majeure. Il y a toujours eu un arrière-plan énergétique aux crises stratégiques avec Moscou : lors de la crise de Cuba, lors de la crise des euromissiles, et aujourd’hui. Fondamentalement, après 1945, les Etats-Unis ont toujours sécurisé, sur le plan naval, les approvisionnements énergétiques en provenance du Moyen-Orient pour les Européens et le Japon. Avec cette crise, le flux d’approvisionnement gazier Est-Ouest va être remplacé, en partie, par un flux Ouest-Est en provenance. Le lien transatlantique s’en trouve mécaniquement resserré.


Article original: https://www.lemonde.fr/international/article/2022/05/31/pour-l-heure-le-rapport-entre-les-gains-territoriaux-les-pertes-et-les-sanctions-est-tres-defavorable-a-la-russie_6128368_3210.html
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