Bloc Humanitaire
4.07.2022

Monumentalisme ukrainien derrière la couverture de la « grande culture russe » : histoires de destruction et d’oubli 

Monumentalisme ukrainien derrière la couverture de la « grande culture russe » : histoires de destruction et d’oubli 

Après plus d’un mois de la guerre en Ukraine, l’idée de « cancel » (de l’anglais « cancel » c’est-à-dire « annuler ») la culture russe apparaît encore à la plupart des Européens comme le résultat d’une réaction trop émotive d’Ukrainiens traumatisés. De plus, un certain nombre d’institutions éducatives et culturelles européennes ont même annoncé des programmes communs pour les Ukrainiens, les Biélorusses et les Russes (par exemple, l’Atelier français des artistes en exil propose un soutien aux artistes qu’ils soient russes ou ukrainiens : https://bit.ly/3jJuXI1). En fait, il n’y a pas que l’idée que les libéraux russes sont les mêmes victimes de leur régime que les Ukrainiens. En même temps, la raison la plus profonde et pas toujours réalisée par le monde est la conviction que la culture ukrainienne est en dessous de la culture russe et ne sera jamais aussi intéressante pour les spectateurs occidentaux. Comme si les Ukrainiens et les Russes étaient toujours égaux, mais les Ukrainiens n’ont pas réussi à créer quelque chose d’aussi précieux que la littérature, l’art et le cinéma russes.

Cependant, si l’on tente de déconstruire l’idée du provincialisme et de la médiocrité de la culture ukrainienne il apparaîtra que ce concept est le résultat d’un certain nombre de pratiques propagandistes de l’Empire russe, de l’URSS et de la Fédération de Russie en même temps. De plus, des idées propagandistes étaient à l’ordre du jour de toute l’époque où le régime était même moins cruel que celui de Staline. Généralement, la liste de ce régime comprend toutes les formes de répressions : qu’il s’agisse du meurtre d’artistes et d’auteurs ou de la destruction physique de leurs œuvres, jusqu’à l’effacement de la mémoire et la dissimulation de certaines réalisations, et, enfin, jusqu’à l’appropriation du patrimoine ukrainien chaque fois que possible. Dans cet article, nous examinerons de ces idées propagandistes à travers l’exemple de l’un des plus grands phénomènes originaux de la Renaissance ukrainienne fusillée c’est-à-dire de l’école d’art monumental de Mykhaїlo Boїtchouk.

Mykhaїlo Boїtchouk (1882-1937) est né dans un petit village galicien. Ensuite, grâce à son talent exceptionnel, il a reçu une éducation artistique européenne et a commencé à travailler dans le plus grand centre culturel de l’époque – à Paris. Étant entouré de stars de l’art d’avant-garde, Mykhaїlo Boїtchouk n’est pas devenu un épigone de Picasso, mais il a créé sa propre école d’art originale du néo-byzantinisme basée sur l’aptitude d’Ukrainiens à visualiser. À partir de 1917, l’artiste travailla à Kyiv, enseignant à la toute nouvelle Académie ukrainienne des arts. Pendant la guerre civile, le studio d’art monumental de Mykhaїlo Boїtchouk n’a pas cessé ses activités même sous les bombardements d’artillerie et, dans les années 1920, il est devenu le fondateur d’association artistique la plus prestigieuse de Kyiv. Des méthodes d’enseignement solides et originales (par exemple, les étudiants ont appris à broyer et à mélanger les peintures, comme le firent les maîtres médiévaux), la combinaison de la sculpture moderne avec une étude approfondie de l’ancienne tradition ukrainienne a attiré au studio de nombreux jeunes artistes les plus talentueux du temps : par exemple, Vassyl Sedliar, Ivan Padalka, Oksana Pavlenko et bien d’autres.

Malgré le fait que les exemples visuels fondamentaux pour les artistes-boїtchoukistes furent l’iconographie ukrainienne et les fresques d’église de Rus’ de Kyiv, la nouvelle génération d’artistes partageait pleinement les idées communistes de construction d’un nouveau monde. De plus, ils étaient activement engagés dans l’encouragement d’une diffusion de l’art urbain. En même temps, les peintures monumentales créées collectivement étaient basées sur l’idée utopique de construire un nouvel environnement dans lequel une nouvelle personne grandira.

On sait qu’en 1919, les Boytchoukistes ont créé des fresques d’agitations pour les casernes de Loutsk (Kyiv) occupées à l’époque par l’Armée rouge. Les sujets de ces peintures couvraient l’idée de l’unité des ouvriers, les scènes de la révolution, la vie de l’Armée rouge. Comme ses peintures ont été un grand succès, dans les années suivantes les boїtchoukistes ont créé un certain nombre de fresques.

Toutes ces fresques n’existent plus.

Les boїtchoukistes ont également travaillé avec la peinture de chevalet (ici, ils ne préféraient pas les peintures à l’huile, mais à la détrempe comme les maîtres de Rus’), le graphisme, la céramique. Le thème principal de leur travail était la vie des paysans dans le nouveau monde soviétique qui leur a donné de nouvelles libertés et opportunités.

Vassyl Sedliar, « À l’école de likbez », 1929

Oksana Pavlenko, “Vive la journée internationale des femmes”, 1930–1931


Cependant, pour les boїtchoukistes eux-mêmes, un avenir radieux n’est pas venu. Comme nous l’avons vu, ils ne s’opposaient nullement au régime soviétique, mais cela ne les protégeait pas de la répression. En 1926-1927, Mykhaїlo Boїtchouk et sa femme Sofia Nalepinska-Boїtchouk, Ivan Padalka et Vassyl Sedliar ont entrepris un voyage créatif à travers l’Allemagne, la France et l’Italie.

Ce voyage a ensuite conduit à leur arrestation et à l’accusation d’espionnage et de participation à une « organisation terroriste national-fasciste » qui aurait œuvré pour séparer l’Ukraine de l’URSS et créer un « état national-fasciste ukrainien ».

En juillet 1937, Boïtchouk, Padalka et Sedliar ont été fusillés sur un peloton d’exécution à Kyiv, et en décembre, Sofia Nalepinska-Boïtchouk a également été exécutée. Oksana Pavlenko était la seule des étudiants les plus proches de Boïtchouk qui a réussi à survivre parce qu’elle avait déménagé à Moscou en 1929 et y est restée. Même au milieu de la Grande Terreur de 1937, Moscou était plus sûre que Kyiv.

Des accusations absurdes de fascisme et une peur abrutissante de la simple idée d’une Ukraine indépendante nous sont douloureusement familières. Aujourd’hui, ces allégations sont portées contre chaque Ukrainien. Et toute tentative d’expliquer aux opposants russes que nous n’avons pas de fascisme et que l’Ukraine paisible n’a jamais eu l’intention d’attaquer la Russie se sont heurtées à une agressivité aveugle et à une horreur mal masquée avant même le début de la guerre. Cette même horreur a obligé les ancêtres des Russes d’aujourd’hui à voir une menace dans des peintres totalement loyaux, occupés par leur art, uniquement parce qu’ils présentaient des motifs ukrainiens reconnaissables dans leurs œuvres.

La particularité visuelle de ces motifs était considérée comme dangereuse et devait donc être éliminée. En conséquence, toutes les grandes œuvres monumentales des boïtchoukistes à Kyiv, Kharkiv et Odesa ont été démolies par le régime soviétique. Leurs peintures et œuvres graphiques ont également été vouées à la destruction ainsi que les œuvres d’autres artistes d’avant-garde qui n’ont pas respecté les lois du réalisme socialiste, tels qu’Anatol Petrytsky, Oleksandr Bohomazov et Alexandra Exter.

L’outil désigné pour isoler et éliminer les œuvres indésirables a bientôt été introduit : les musées ont commencé à gérer des fonds spéciaux. Le Musée d’État d’art ukrainien de Kyiv (aujourd’hui – le Musée national d’art d’Ukraine) a disposé de son propre fonds spécial secret en 1937-1939. Il contenait les œuvres de Kyiv, Kharkiv, Odesa et Poltava. Son livre d’inventaire était parsemé d’étiquettes telles que « formalisme », « ennemi du peuple » et « défiguration de la réalité soviétique ». Même l’œuvre innocente et féerique du frère de Mykhaïlo Boïtchouk, Tymko Boïtchouk — Près du pommier —, était marquée comme celle qui « défigure la réalité ».

 

Tymko Boïtchouk, Près du pommier, 1921


La lutte contre le « mauvais art » a perdu de son importance au début de la Seconde Guerre mondiale, mais s’est reprise de nouveau au cours des premières années de la paix. L’ouest de l’Ukraine nouvellement annexé a subi le plus gros des dommages causés par les opérations visant à exterminer « les éléments nationalistes et formalistes ». En 1952, le fonds spécial du Musée national de Lviv a été éliminé. Il contenait plus de 700 œuvres d’artistes ukrainiens, dont celles de Mykhaïlo Boïtchouk.

Le fonds spécial du Musée national d’art d’Ukraine a été sauvé grâce à la démarche inhabituelle du personnel du musée : lors du catalogage, ils ont inclus ces œuvres dans la liste des œuvres de faible valeur muséale. Ce « non-art » dévalorisé n’était plus soumis à l’examen ministériel. Certaines des œuvres des boïtchoukistes et d’autres représentants de l’avant-garde ukrainienne ont survécu, mais restaient dissimulées et oubliées pendant plus de trente ans.

Les œuvres jugées « inadéquates » pour les citoyens soviétiques étaient stockées dans des « fonds spéciaux » dans des musées de toute l’URSS, notamment la Galerie Tretiakov à Moscou et l’Ermitage à Léningrad. La mort de Staline en 1953 a marqué la fin de la suppression totale de l’art d’avant-garde en URSS, mais, étonnamment, les œuvres des artistes ukrainiens et russes ont connu un sort différent. 

En Russie, des expositions ont été ouvertes, de nouveaux magazines d’art ont été imprimés, et le grand public a pu à nouveau voir les œuvres des avant-gardistes. Les artistes soviétiques de la nouvelle génération ont commencé à utiliser des formes d’avant-garde pas trop radicales dans leurs œuvres. Cela a marqué la naissance du style sévère. Paris en 1979 et Moscou en 1981 ont fièrement accueilli les expositions jumelles baptisées Paris-Moscou et Moscou-Paris. Elles ont fait découvrir l’art d’avant-garde aux citoyens ordinaires de Moscou et ont ouvert la voie à la marche triomphale de l’avant-gardisme « russe » vers les pays de l’Ouest. Les œuvres des Kyiviens Kasimir Malevitch et Alexandra Exter ont été les vedettes de chaque exposition, de même que l’art de Volodymyr Tatlin, originaire de Kharkiv. Tous les trois ont été non seulement appropriés par la propagande soviétique, mais surtout présentés comme les artistes russes.

L’art d’avant-garde ukrainien est resté caché et oublié pendant tout ce temps. Les jeunes artistes qui avaient envie de s’aventurer au-delà des frontières étroites du réalisme socialiste ne pouvaient pas s’appuyer sur leur propre tradition nationale, car ils n’en avaient plus. Ils devaient plutôt se tourner vers leurs collègues de Moscou et de Léningrad. Les exécutions d’artistes et la destruction de leurs œuvres, la dissimulation des chefs-d’œuvre qui ne s’inscrivaient pas dans le programme socialiste, l’exode des jeunes talents vers Moscou et des siècles d’appropriation des artistes ukrainiens par la Russie — tout cela a abouti à une perception de la culture ukrainienne comme mineure et arriérée, intéressante uniquement pour sa naïveté. Les artistes et les intellectuels ukrainiens eux-mêmes partageaient souvent ce point de vue — c’est pourquoi il était tellement vital pour eux de quitter leur province ennuyeuse pour la glorieuse Moscou et rejoindre les artistes « russes », profonds et talentueux.

Pourtant, malgré tout cela, il y en avait d’autres artistes ukrainiens, comme la peintre et défenseuse des droits de l’homme de Kyiv, Alla Horska (1929 – 1970). Comme les boïtchoukistes en leur temps, elle a créé des compositions monumentales inspirées de l’art populaire ukrainien. Et comme l’art des boïtchoukistes, ses œuvres étaient jugées dangereuses étant « trop ukrainiennes ». Par exemple, son vitrail Chevtchenko. Mère, créé pour l’université Chevtchenko avec ses collègues partageant les mêmes idées, a été détruit par l’administration de l’université pour son « antagonisme idéologique ». 

Cependant, alors que Boïtchouk et ses étudiants ne s’opposaient au régime que dans l’imagination de leurs bourreaux, Horska et les autres soixantards opposaient une réelle résistance au système soviétique. Alla Horska soutenait les dissidents et les prisonniers politiques ukrainiens, a révélé l’emplacement de la fausse commune des victimes du régime soviétique à Bykivnya et promouvait la culture ukrainienne partout où cela était possible. C’est pourquoi, en 1970, elle a été assassinée par l’ordre du KGB. 

Au début de 2014, la plupart des mosaïques survivantes, créées sous la direction d’Alla Horska, se trouvaient à Donetsk. Deux autres mosaïques, Arbre de vie et Boryviter, ont décoré l’intérieur du restaurant Ukraine à Marioupol. Les chances qu’elles survivent aux bombardements sont minces, voire nulles.

Alla Horska, Hryhoriy Synytsya, Viktor Zaretsky et d’autres, L’Eau. L’école n° 5, Donetsk. 1965

Alla Horska et d’autres, Boryviter. 1967

Après avoir survécu à des siècles de répression, de dissimulation et d’élimination, l’histoire de l’art ukrainien nous offre de grands exemples de vitalité et de résilience. Après la libération de la région de Kyiv, une seule armoire restée intacte, accrochée au mur d’un bâtiment en ruine à Borodianka, est devenue le symbole de l’endurance des Ukrainiens. Au-dessus de l’armoire trônait un coq en céramique qui, comme on l’a rapidement découvert, avait été fabriqué dans l’usine de majolique de Vassylkiv. C’est là que de nombreux boïtchoukistes ont travaillé à l’époque, notamment Prokip Bidassiouk, l’élève de Vassyl Sedliar, qui était un sculpteur adepte de la célèbre école de céramique de Mejyhiria fondée par les boïtchoukistes. Cette coïncidence est si symbolique qu’elle ne peut même pas être considérée comme accidentelle.

Mikhaïl Boulgakov, un célèbre Ukrainien russifié, a écrit que les manuscrits ne brûlent pas. Eh bien, les manuscrits brûlent peut-être, mais l’art ukrainien perdure en dépit de toutes les tentatives de la Russie pour le détruire.

Partagez cette page
facebook twitter linkedin telegram viber whats-app envelope copy